Cela faisait longtemps qu'ils n'étaient pas sorti. Bien trop longtemps. Absorbé par les aspects théoriques et tactiques de ses plan, Woann avait un peu oublié l'aspect pratique et meurtrier. A quand remontait la dernière fois qu'il s'était transformé déjà ?

Khundar - Huit jours... -

La Panthère avait interrompu un bref instant le grondement réprobateur dont elle assaillait Woann depuis déjà vingt bonnes minutes pour lui répondre. Puis elle repris sans précaution pour la pauvre tête de l'Incarnation qui commençait à ressembler à un seau à force d'avoir une tronçonneuse dans la tête.

Khundar- Tu n'as qu'à faire ce que je te demande. Un bol d'air c'est pas trop demander quand même ?! J'étouffe moi ! Tu voudrais ma mort que tu ne t'y prendrais pas autrement ! -
Woann - Arrête ma grande, tu sais bien que je n'ai pas pu faire autrement. Il faut bien que je prenne quelques dispositions si tu veux nous voir gagner. -
Khundar - Je m'en fous de gagner, je veux sortir ! Courir, tuer, vivre quoi ! Aller Ley', fais moi plaisir ! -

Woann leva les yeux aux ciel en feignant l'exaspération mais il ne pouvait s'empêcher d'être un peu inquiet. Quand la Panthère commençait à parler de cette façon, ce n'était jamais bon signe. Elle ne devait pas être loin de l'hystérie. Le jeune homme ne l'avait jamais vu hystérique, ce n'était vraiment pas dans son caractère, et il préférait éviter. Une Panthère folle, ça pouvait faire des dégâts. Même à lui. Surtout à lui. Il valait peut-être mieux accéder à son désir. Et puis, lui aussi avait envie de courir et de tuer. Renifler la proie, la pister, enfoncer ses crocs dans son corps chaud, sentir le sang couler dans sa gorge. Il en avait envie autant que Khundar. C'était au point qu'il ne savait pas qui avait suscité ces images. Lui ou elle ? Il sentit la Panthère s'agiter tandis que le grognement reprenait. L'envie de se transformer le submergea. Là, tout de suite, dans l'enceinte de l'école. Mais Khundar patienterait encore un peu.

Woann se releva souplement, quittant son lit aux draps chiffonnés sur lequel il était étendu depuis deux heures. Deux heures à réfléchir et à mettre ses idées en place. Deux heures à planifier. Ajouté au concert que lui avait donné Khundar pour manifester sa désapprobation, il n'y avait vraiment rien d'étonnant à ce que le jeune homme ai mal à la tête. L'Incarnation jeta un coup d'œil à sa chambre en désordre. Des vêtements s'étalaient un peu partout, parsemant le plancher. Woann pêcha au hasard un jeans noir et un tee-shirt mauve qu'il passa en vitesse avant d'enfiler ses baskets blanches. Il lança ensuite un regard à son reflet qui apparaissait dans le miroir enflammé. Il sourit d'un air satisfait. Ses vêtement mettaient en valeurs sa silhouette élancée et athlétique. Dés lors, qui pourrait lui résister ? Ley' s'étira avec un grognement de fauve puis sortit de sa chambre en en claquant la porte. Il ne la ferma pas, il n'y avait aucun besoin. Personne n'oserait pénétrer chez lui sans son assentiment. Et même si quelqu'un essayait, la porte savait se défendre elle-même. Woann avait beau se consacrer essentiellement à sa révolte, il n'en restait pas moins un élève très brillant. Il savait utiliser ses pouvoirs et la porte avait été ensorcelée de manière à ce qu'elle interdise l'accès de sa chambre à quiconque n'avait pas le droit d'y aller. C'est-à-dire, tout le monde.

Woann sortit de la tour Feu et plissa les yeux un moment devant l'éclat du soleil. Le pénombre qui régnait dans sa tour faisait qu'il avait toujours besoin d'un temps d'adaptation quand il subissait la luminosité ardente de l'astre-roi. Il marcha dans l'enceinte de l'école et se dirigea vers la route. Il y avait à peine fait trois pas qu'il croisait déjà quelqu'un. C'était une élève de la tour Terre, l'une de ceux qui ne se ralliait pas à la révolte du Feu, se contentant de se dévouer corps, cœur et âme à sa tour. Dans ses mains en coupe, elle tenait des racines de mandragore, des baies d'une couleur rouge criarde, des plants de poivre noir que Woann reconnaissait à l'odeur et des feuilles de toutes sortes. Sans doute rentrait-elle d'une cueillette prolongée. L'Incarnation Feu la fixa pendant un bref instant puis détourna le regard sans faire attention au fait qu'elle s'écartait de son chemin. Le respect et la crainte qu'on lui vouait était quelque chose de tout à fait naturel et normal pour lui.

Ley' continua sur la route. Pourquoi avait-il choisi la route d'ailleurs ? D'habitude, quand il voulait se transformer, il allait dans la forêt. C'était plus calme et surtout plus propice à la chasse qu'une route reliant Bewitching à la cité, assez fréquentée et où il était impossible de se cacher. A quoi pensait-il donc ? A aller tuer un autre Profane ? C'était peut-être bien la raison mais ce n'était pas le moment. Un sourire sadique étira soudain ses lèvres fines. Ou peut-être que si. Ça faisait longtemps aussi. Mais pas quelqu'un de la Cité, quelqu'un de plus loin. Il était temps d'étendre un peu sa zone d'influence, de faire trembler tout les Profanes, et pas seulement ceux d'Applefield. Woann perçut l'approbation de Khundar. Elle aussi avait envie que les choses bougent un peu.

L'Incarnation s'étira, fit jouer les muscles de ses bras et de ses épaules en se préparant mentalement à laisser Khundar prendre le contrôle. Malgré le temps qui avait passé, ce n'était jamais un moment facile. S'effacer volontairement demandait un considérable effort, que ce soit pour lui comme pour elle. Aussi dominant l'un que l'autre, ils avaient envie de rester sous leur forme primitive. Mais là, c'était à la Panthère de paraitre sur les devants de la scène. Woann chercha du regard un endroit où laisser ses vêtements tandis, qu'en lui, Khundar grondait de plaisir anticipé.

Le regard sombre et flamboyant d'un feu toujours aussi vif de l'Incarnation Feu se posa sur la végétation environnante. Dans l'ensemble, ce n'était qu'un fouillis de branche, de feuilles, de racines et de troncs entrelacé de lianes inextricables. Mais à quelques endroits, un arbres plus important avait réussi à s'imposer. Un chêne par ci, un hêtre par là, un bouleau qui luttait vaillamment et un nopal tout hérissé... Un nopal ? Qu'est ce qu'un cousin du cactus faisait dans ces régions plutôt pas très chaudes, voir même parfois froides ? C'était du n'importe quoi. Quand il serait le maitre, il demanderait aux Terre de reprendre un peu toute cette nature en main. Cela commençait à faire vraiment trop jungle. Ça manquait un peu de rigueur tout ça ! Et Woann détestait le laisser aller. C'était toujours signe que la situation allait dégénérer. Et pour le moment c'était hors de question. Quand l'ombre de la Panthère surplomberait le monde, une certaine forme d'anarchie pourrait s'installer. Mais d'ici là tout devait marcher selon ses plans. Et pas autrement !

Enfin bon, en attendant, il pouvait toujours se déshabiller. Khundar, en effet, se faisait de plus en plus pressante. Quand elle s'y mettait, elle pouvait être vraiment usante. Il n'y avait pas pire qu'elle voulant obtenir quelque chose. Elle disposait d'une étonnante panoplie pour faire céder le Gardien. Ça allait de sa supplication à la colère en passant par les petites remarques et tous les stimulis possibles et inimaginables. C'était d'ailleurs cette dernière méthode qu'elle préférait. Elle adorait lui taper sur les nerfs, comme elle l'avait fait un peu plus tôt avec son grondement continu. Woann en avait encore mal à la tête. Elle était vraiment têtue et le jeune Feu savait avant de commencer qu'il allait perdre. Heureusement, Khundar était aussi beaucoup plus sage que lui et ne demandait jamais quelque chose qui était contraire à leurs intérêts.
Le jeune homme se dirigea donc vers le bord du chemin tout en cherchant du regard un arbre qui ferait l'affaire. Non pas qu'il soit pudique (il savait qu'il était taillé comme un jeune dieu grec et n'hésitait pas à en user) mais il y avait des choses qu'il préférait ne pas faire. Surtout que n'importe qui pouvait passer à cet endroit. D'un seul mouvement souple et coulé, il enleva son tee-shirt.

Soudain Khundar se tendit. Woann se figea à son tour, son vêtement toujours en main. Elle avait sentit une odeur et une odeur qui ne lui plaisait pas. Et au fur et à mesure que la présence s'approchait, le Totem devenait de plus en plus agressif. Ce ne fut qu'un centième de seconde plus tard qu'il comprit la réaction de la Panthère. Il n'y avait aucune présence de totem. L'implication de cette constatation coula naturellement, comme l'eau d'un fleuve coulant vers la mer. Cette silhouette qui s'approchait ne pouvait appartenir qu'à un Profane. Un ou une d'ailleurs. Oui, une. La démarche élégante et dansante était celle d'une femme sans nul doute. Ou alors d'un gars très (mais alors là vraiment beaucoup) efféminé. Cette image le fit brièvement sourire. Mais une question le taraudait. Qu'est-ce qu'une Profane faisait sur la route menant à Bewit' ? C'était quoi cette connerie ? L'école et ses alentours étaient la propriété des Gardiens. Et de lui plus particulièrement puisqu'il était en passe de régner sur Bewitching. Or, cette Profane avait vraisemblablement l'école comme destination. Et cela, Woann avait du mal à l'accepter et même tout simplement à le concevoir. C'était ridicule. Pourquoi voudrait-elle y aller alors que c'était sans doute l'un des endroits les plus dangereux pour elle. C'était d'une incohérence ! Ou bien alors elle n'avait pas entendu parler de la révolte du Feu ? Ne savait-elle donc pas que Woann et ses partisans n'avaient qu'une seule idée en tête : exterminer ses semblables ? Cela lui semblait inconcevable. Personne ne pouvait ignorer ainsi son existence ! Personne !

L'Incarnation sentit la colère monter en lui. Une colère que Khundar attisait avec ses images de mort, ses bruits de combats et ses odeurs nauséabondes. Woann fronça le nez tandis qu'il se laissait envahir par la chaleur de son feu intérieur qui grandissait. Où donc son Totem allait-il chercher tous ces stimulis ? Il y en avait au moins un qu'il reconnaissait pour avoir fait partie de son enfance, de son passé. Odeur agressive de mort mêlé à quelque chose de plus fort et de plus boisé. Du cuir et du tanin ! C'était l'odeur qui s'échappait de la tannerie qui s'étendait au bout de sa rue. C'était une odeur affreuse qu'il avait côtoyé pendant des années et qu'il aurait préféré ne plus jamais percevoir. Sa colère l'aida à repoussé cet élément de son passé. De nouveau, les senteurs forestières occupèrent son odorat tandis que les visions d'apocalypse s'estompaient pour laisser place à la nuit qui tombait. Plus loin, la silhouette s'était agenouillée. Woann l'observa attentivement. Sa vision était bien meilleure que celle des humains grâce au félin qui habitait son corps ce qui lui permettait de la distinguer alors que pour elle il ne devait être qu'une ombre de plus dans le crépuscule.

Le jeune homme haussa un sourcil surpris lorsqu'il la vit vider entièrement son sac à dos. Il ne comprit pourquoi que lorsqu'elle trouva enfin ce qu'elle cherchait (et vu combien de temps il lui avait fallu, cela devait se trouver tout au fond). Il espérait quelque chose d'un peu intéressant mais il fut vite déçu. Une veste... Tout ce remue-ménage pour si peu ? Évidement pour quelqu'un comme lui qui portait son chauffage personnel au creux de son corps, c'était facile de se moquer de besoins si... humains. Quoique... non, c'était faux. Même avant de ne faire qu'un avec Khundar, le jeune homme ne se souvenait pas d'avoir jamais éprouver la sensation de froid. Et pourtant qu'est ce qu'il avait trainé dehors par ces nuits d'hiver où les bourgeois frileux restaient bien calfeutré dans leur appart', les pieds dans les pantoufles, assis devant la cheminée. Rien ne l'avait empêcher de sortir, pas même le blizzard, pas même le vent, pas même la neige. Le froid était décidément quelque chose qui ne faisait pas partie de son univers. Comme le prouvait d'ailleurs sa tenue actuelle. Alors que la Profane s'était jetée sur sa veste comme si sa vie en dépendait, lui tenait toujours son tee-shirt dans sa main. Pourtant, la température du moment ne le préoccupait pas le moins du monde.

La jeune fille se releva et commença à se rapprocher de l'Incarnation Feu, toujours immobile sur le côté de la route. Woann put percevoir parfaitement le moment où sa pauvre vision de Profane le vit même si la réaction qui s'ensuivit était totalement déplacée. Ses yeux s'illuminèrent comme si elle était contente de le voir. Comme si, sur le débarcadère, elle voyait le bateau qui ramenait un ami cher prêt à accoster. Ou comme si c'était Noël en avance. Une chose était sur, Ley' n'était pas habituée à de telles manifestations d'allégresses vis à vis de lui. C'était quoi cette blague ? Khundar, aussi stupéfaite que lui, ne lui était d'aucun secours pour comprendre cette situation étrange. Quand elle le salua d'un ton joyeux, un immense sourire aux lèvres, le jeune homme retrouva sa raison en même temps que la Panthère se mettait à gronder.

Khundar - Je la tue ? -

L'espoir dans sa voix était perceptible mais le Gardien refusa. Quelque chose dans cette fille l'attirait. Curiosité ? Peut-être... Ou peut-être était-ce autre chose. En tout cas, il était pour le moment incapable de détourner son regard d'elle.