Il y eut un moment entre 17h56 et 17h57 ou la jeune femme crut vraiment qu'elle allait courir jusqu'à la cuisine et s'enfoncer le premier truc pointu qui lui tomberait sous la main dans le coeur, très profondément, pour souffrir un bon coup et mourir juste après. Mais à 17h58, cette pulsion suicidaire avait disparu, laissant place à un vide émotionnel énervant mais cependant préférable. Ce qui lui tombait vraiment sur les nerfs, c'était le tic-tac de l'horloge : tic. Tac. Tic. Et encore un tac, malgré toutes ses tentatives mentales pour faire de ce tic une éternité dans laquelle elle pourrait doucement se laisser glisser, oubliant un peu la douleur qui la tiraillait depuis des lustres. Mais le tic tac était toujours là, toujours plus féroce, toujours plus menaçant, et elle ne pouvait rien faire d'autre que se de boucher les oreilles en se balançant d'avant en arrière. C'est dans cet état quelque peu peu présentable que la trouva sa soeur, quelques minutes seulement avant sa prochaine phase d'envies suicidaires.

'' Oh mon dieu ! '' cria-t-elle, et elle accourut au chevet de son aînée. '' Mais tu... tu pleures ! Tu pleures ! Oh mon dieu ! J'étais... le thérapeute avait dit que... que tu ne pleurerais plus ! ''

Il était difficile pour Artemis de déterminer ce qui choquait réellement sa soeur aînée, Caroline : qu'elle soit en train de pleurer à chaudes larmes en cherchent en vain un sens à sa vie minable et tristement médiocre, ou encore que le meilleur psychologue de New York, engagé par leur père en personne, n'ait pas sut déceler son mal-être intérieur renaissant. Comme c'était devenu une habitude chez elle depuis ces-derniers mois, Caroline s'agenouilla près d'Artemis et pris ses mains dans les siennes, lui murmurant des paroles qui n'avaient d'autre effet que lui faire sentir à quel point elle devait avoir l'air ainsi pitoyable.

'' Écoutes, mon adorable petite trésor. '' la rassura Caroline en adoptant une voix similaire à celle avec laquelle elle se serait adresser à un bébé. '' Je vais aller chercher papa, et ensemble, vous allez vous mettre à la recherche de pistes de solutions, comme l'a recommandé le thérapeute, d'accord ? ''
'' Je n'ai pas envie de voir papa. '' répliqua Artemis. '' Je veux voir Zane. Je veux Zane. Je veux Zane ! ''
''
'' Mais, ma chérie, Zane est... ''

Mort. Zane était mort. En fermant les yeux, elle pouvait très bien revoir la scène, comme si c'était hier. Les psys avaient tout fait en leur pouvoir pour sortir ces terrifiantes images de son esprit, mais elles étaient restées, comme la marque indélébile de l'échec de sa vie. Jamais plus elle ne serait heureuse, sans Zane. Zane, qui blaguait en disant qu'un jour ils se marieraient et auraient une bonne vingtaine d'enfants. Elle les voulait, juste là, ces 20 enfants, car avant eux serait venu Zane. Et elle avait besoin de lui. Lorsqu'elle se remit à pleurer, Caroline lui serra la main un peu plus fort, tâchant de se montrer compatissante. Mais Caroline ne comprenait pas. Elle n'était pas présente, ce jour-là. Elle n'avait pas vu le visage de Zane se tordre, lorsqu'il avait compris que quelqu'un venait de lui tirer dessus, qu'il allait mourir. C'est elle qui avait tout vu. Elle qui avait épongé le sang, qui avait tenté de le réanimer. Elle à qui les ambulanciers avaient dut donner des calmants parce qu'elle était en train de péter un câble.

'' Je reviens. Ne... ne... Je reviens. '' lui dit Caroline, et, se levant presque à contre-coeur, elle disparut dans le dédale de couloirs de l'immense villa Burden-Forbes, que leur père avait acheté après que son mariage avec Lucy, qui était resté à Melbourne, ait craqué.

Son père ne lui avait pas été d'une grande aide. Après avoir trouvée sa femme au lit avec le professeur de piano de Caroline - qui n'était qu'un de ses amants parmi tant d'autres - il n'avait plus connu l'amour véritable. Il ne pouvait pas comprendre à quel point elle aimait Zane, à quel point elle avait besoin de lui. Et quand il était mort, plutôt que de tenter de la consoler, il avait engagé un psy, un de ses amis. Il agissait comme Caroline. Cette-dernière resta plantée sur le pas de la porte durant quelques secondes, puis lui jeta un sourire triste avant de s'en aller.

'' Comme quoi même les plus charitables peuvent parfois agir en véritables connards. '' fit la voix, et elle ne remarqua pas tout de suite l'étrangeté de la situation.
'' Ouais... '' répondit-elle avant de sursauter et de se lever brusquement. '' Qui êtes-vous ? Qui... je... Caro... ''
'' Pauvre enfant, calmes-toi. Je ne suis pas ici pour te faire de mal. '' s'expliqua la voix d'un ton très douce, et, si elle n'avait pas été persuadée qu'il s'agissait d'une genre de désaxée cachée dans le salon, elle aurait presque eut tendance à lui faire confiance. '' Je suis Kaskia-Lahénis. Le plus majestueux des faucons. ''
'' Vous êtes un faucon ? '' s'exclama Artemis, et elle eut l'étrange sensation que cette Kaskia-Lahénis hochait la tête. '' Hum... chouette. Euh, faucon, je veux dire. Haha. Euh... je suis A... ''
'' Artemis Jane - ou Jewel selon les versions, oui, je suis au courant - Burden-Forbes. ''

Artemis arqua ses sourcils fins. Après avoir jeté un coup d'oeil suspect un peu partout dans la pièce, elle conclut à sa propre folie et reprit sa place initiale dans l'immense fauteuil de cuir de son père, les jambes repliées sous elle-même. Le psy apparentait ça à un '' trouble obsessionnel de la timidité ''. Elle, elle avait plutôt trouvé ça comme étant le seul moyen de s'asseoir tranquillement dans son coin à la bibliothèque sans faire tomber tout le monde. Elle était justement en train de jurer à voix basse ledit psy lorsque la voix reprit la parole. Cette fois-ci, elle eut la quasi certitude que c'était dans son esprit et non pas dans la pièce qu'elle résonnait : un autre signe de sa folie, assurément. Mais ce que lui disait cette (ou ce, qui sait) Kaskia-Lahénis éveillait sa curiosité, lui rappelait des souvenirs, bon comme mauvais. La manière dont elle était toujours un peu - ou beaucoup, selon le totem - dans son coin, à broyer du noir malgré la capacité qu'elle avait à trouver du bonheur dans les petites choses. Sa persévérance, l'envie qu'elle avait toujours eut de bâtir une relation stable avec Zane. La manière dont le totem prononçait son nom lui donnait mal à la tête : on aurait dit un mélange de la propre admiration qu'elle lui portait et de la douleur que lui avait causé sa perte, le tout dans une simple intonation, une simple syllabe.

'' Ce n'était pas de ta faute. '' lui dit Kaskia-Lahénis d'une voix douce.
'' Si. C'est moi qui voulait manger une pizza. '' répondit-elle.

Elle aurait tout aussi bien put lui raconter la manière dont il s'était retrouvés pris au milieu d'une fusillade en plein milieu de la pizzeria du coin, mais quelque chose lui disait que la voix le savait déjà. Eh puis de toutes manières, l'évènement était passé aux infos. Deux gamins qui s'étaient trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Le cuisinier de l'endroit qui avait des dettes de jeu, et qui s'était fait réglé son compte à la dure par la mafia locale. Zane et elle qui s'étaient cachés sous une tables, main dans la main. Le type armé les avait vu, et il avait ouvert le feu : Zane avait été touché, elle non. La police avait descendu le type avant. Mais c'était trop tard. Artemis secoua la tête : elle ne devait pas se remettre à penser à Zane, pas maintenant qu'il lui arrivait un truc intéressant. Entendre des voix dans sa tête la sortait un peu de son quotidien.

'' Ce ne sont pas des voix, jeune fille, mais bien une seule. '' rectifia Kaskia-Lahénis d'un ton très pédagogique. '' Je suis un complément de ton être. Tes pensées sont les miennes, les miennes sont les tiennes. Tu es un faucun, je suis une humaine. ''
'' Mais pourquoi ? '' demanda la jeune fille, à qui toute cette histoire donnait un sérieux mal de tête.
'' Tu es en quelque sorte la détentrice de puissants pouvoirs. L'air est tien, comme il est celui des autres futurs gardiens. ''

Elle avait devant elle, ou plutôt dans son esprit, une véritable encyclopédie vivante, qui répondit à toutes ses questions, même les plus farfelues. Il existait une école, quelque part, qui accueillait les gens comme elle, les... monstres ? Kaskia-Lahénis lui expliqua qu'en acceptant sa destinée, elle passerait du statut de profane, les simples mortels dénués de pouvoirs magiques, à celui d'apprentie-gardienne de l'air, qui était son élément, son pouvoir, sa force. Son caractère, semble-t-il, convenait aux puissances aériennes, à la persévérance de ceux qui détenaient l'air, à leur timidité, à leur solitude... elle n'aima pas la dernière comparaison : après tout, elle avait eut des amis avant que Zane ne meurt et qu'elle ne se détourne elle-même d'eux. Mais selon son totem, c'est le nom que se donnait le faucon, c'est justement la mort de Zane qui l'avait rendue récipiendaire du titre de gardienne. Sa mort avait libéré en elle des qualités outre que celle qu'elle possédait déjà. Était-ce réellement une bonne chose ? Elle ne le savait pas, mais, selon le faucon, c'était sa destinée et elle devait s'y plier.

***

En d'autres mots, obéis et fermes-la. Elle savait comment fonctionnaient ces choses là : les forts menaient, les faibles suivaient, et elle, un mélange pas très harmonieux des deux extrêmes présents à Bewitching, elle évoluait dans ce monde étrange, cherchant sa place, son univers. Elle ne savait même pas s'il existait, en fait. Son totem était bien la seule personne avec laquelle elle s'entendait réellement ici. Par peur de faire confiance aux gens, par peur de revivre avec eux ce qu'elle avait vécut avec Zane : la disparition d'un être cher. Là-bas, ils lui apprirent que chaque gardien possédait son Absolu, son âme soeur. L'idée lui donnait envie de vomir. Son âme soeur, c'était Zane, et Zane était mort. Quiconque tenterait de prendre sa place dans son coeur aurait affaire à elle. Elle n'arrivait pas à oublier. Sa vie d'avant planait comme une ombre sur elle. Caroline et ses parents, des profanes. Elle parlait régulièrement avec eux au téléphone, leur envoyait des lettres, allait passer les vacances d'été à la maison, mais les choses n'étaient plus comme avant. Car elle avait désormais quelque chose, elle savait quelque chose qu'eux ignoraient : la fin du monde était proche. En se promenant dans les couloirs, elle l'avait bien sentit : les élèves du Feu faisaient des leurs. Elle, elle tentait de rester un peu à l'écart. L'Air n'est pas corrompu, et ce n'est pas avec elle que ça va arriver.

Certainement pas.